Koyré

Koyre

Alexandre Koyré (1892 – 1964)

 

A. Koyré  « Du monde clos à l’univers infini »

J’ai essayé, dans mes « Etudes galiléennes », de définir les schémas structurels de l’ancienne et de la nouvelle conception du monde et de décrire les changements produits par la révolution du XVIIème siècle. Ceux-ci me semblent pouvoir être ramenés à deux éléments principaux, d’ailleurs étroitement liés entre eux, à savoir la destruction du Cosmos, et la géométrisation de l’espace, c’est-à-dire :

a) la destruction du monde conçu comme un tout fini et bien ordonné, dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection, monde dans lequel «au-dessus» de la Terre lourde et opaque, centre de la région sublunaire du changement et de la corruption, s’élevaient les sphères célestes des astres impondérables, incorruptibles et lumineux, et la substitution à celui-ci d’un univers indéfini, et même infini, ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle et uni seulement par l’identité de lois qui le régissent dans toutes ses parties, ainsi que par celle de ses composants ultimes placés, tous, au même niveau ontologique, 

b) et le remplacement de la conception aristotélicienne de l’espace, ensemble différencié de lieux intramondains, par celle de l’espace de lia géométrie euclidienne – extension homogène et nécessairement infinie – désormais considéré comme identique, en sa structure, avec l’espace réel de l’Univers. Ce qui, à son tour, impliqua le rejet par la pensée scientifique de toutes considérations basées sur les notions de valeur, de perfection, d’harmonie, de sens ou de fin, et finalement, la dévalorisation complète de l’être, le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits.

 

S. Le Strat  « Epistémologie des sciences physiques »

Il revient à Alexandre Koyré d’avoir analysé la nature de la révolution scientifique que connut l’Europe au XVIIème siècle. On a peine aujourd’hui à imaginer la mutation des esprits, des méthodes et des concepts que requit cette révision totale de ce que nous pourrions appeler « notre conception du monde ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit ; Galilée, Descartes, Newton ne se sont pas contentés de décrire le monde d’une autre façon qu’Aristote ou Plolémée : ils ont détruit un monde pour le remplacer par un autre.

La physique d’Aristote s’appuyait sur le sens commun : il nous semble naturel en effet que les corps lourds tombent vers « le bas » et que la flamme d’une allumette se dirige vers «le haut».

De la même façon, ne distinguons-nous pas spontanément l’espace habité par les êtres vivants, la «région sublunaire», soumise à la naissance, à la mort et aux changements,  des cieux constellés d’astres qui semblent décrire immuablement les mêmes trajectoires régulières, la « région supra-lunaire ».

Autrement dit, notre conception première de l’espace est aristotélicienne : elle postule un monde clos, limité par la voûte étoilée, constituant un tout ordonné dans lequel, pour reprendre l’expression de Koyré, de « chaque chose à sa place ». C’est ce monde rassurant, hiérarchisé, harmonieux, nous enveloppant comme une bulle translucide, que les savants du XVIIème siècle ont fait irréversiblement éclater.

 

Koyré. Etudes d’histoire de la pensée scientifique.

Il n’est pas étonnant que l’aristotélicien se soit senti étonné et égaré par ce stupéfiant effort pour expliquer le réel par l’impossible – ou ce qui revient au même pour expliquer l’être réel par l’être mathématique. Le concept galiléen du mouvement (de même que celui de l’espace) nous paraît tellement naturel que nous croyons même que la loi d’inertie dérive de l’expérience et de l’observation, bien que, de toute évidence, personne n’a jamais pu observer un mouvement d’inertie pour cette simple raison qu’un tel mouvement est entièrement et absolument impossible. […] Nous ne sommes plus conscients du caractère paradoxal de sa [Galilée] décision de traiter la mécanique comme une branche des mathématiques, c’est-à-dire de substituer au monde réel de l’expérience quotidienne un monde géométrique hypostasié et d’expliquer le réel par l’impossible.

 

Etienne Klein. Transcription d’un extrait de « Les Nouveaux Chemins de la Connaissance » – France Culture – 03.02.2011.

La langue naturelle de la physique ce sont les mathématiques, donc c’est du chinois. Comme le disait Lacan : tout le monde n’a pas le bonheur de parler chinois dans sa propre langue. On ne peut pas directement transposer cette langue-là dans la langue ordinaire. D’ailleurs la physique moderne, celle qui est née avec Galilée, est née d’une certaine façon contre le langage. Elle dit le contraire de ce que dit le langage, à propos du temps par exemple, à propos de la chute des corps, à propos de toutes sortes de phénomènes comme ceux-là. […] Alexandre Koyré, un grand philosophe des sciences, disait que le pari de la physique moderne c’est qu’on peut expliquer le réel empirique, le réel qui se donne à nous, le monde dans lequel nous vivons, par l’impossible. Par des lois physiques dont l’énoncé contredit l’observation. L’exemple le plus simple est celui de la chute des corps. On voit depuis des millénaires que les corps lourds tombent plus vite que les corps légers. Et puis arrive Galilée qui se pose la question de savoir si cette loi est vraie, et constate avec des arguments plutôt logiques qu’elle est fausse, que tous les corps tombent de la même façon quel que soit leur masse, et que du coup l’observation doit être réinterprétée pour réaliser que lorsque un corps tombe il s’oppose à la résistance de l’air et que c’est ça qui crée la différence de la vitesse de chute.