Paul Langevin

La valeur éducative de l’histoire des sciences.

Conférence au Musée pédagogique (1926).

Ce que nous proposerons ici sera de mettre en évidence tout ce que l’enseignement scientifique perd à être uniquement dogmatique, à négliger le point de vue historique. En premier lieu il perd de l’intérêt. L’enseignement dogmatique est froid, statique, et aboutit à cette impression absolument fausse que la science est une chose morte et définitive. […]

Pour combattre le dogmatisme, il est très instructif de constater combien plus et mieux que leurs continuateurs et commentateurs, les fondateurs de théories nouvelles se sont rendu compte des faiblesses et des insuffisances de leurs systèmes. Leurs réserves sont ensuite oubliées, ce qui, pour eux, était hypothèse devient dogme, de plus en plus intangible à mesure qu’on s’éloigne davantage des origines et un effort violent devient nécessaire pour s’en délivrer lorsque l’expérience vient démentir les conséquences plus ou moins lointaines d’idées dont on avait oublié le caractère provisoire et précaire. Un remarquable exemple de cette ossification ou sénilisation des théories par dogmatisation est celui de la conception newtonienne de la gravitation qui, après avoir connu pendant deux siècles un succès indiscuté dans la magnifique création de la mécanique céleste classique, doit aujourd’hui être abandonnée, non sans résistance, comme incompatible avec des résultats expérimentaux de plus en plus précis. Au lieu d’expliquer comme le faisait Newton, les mouvements compliqués des astres par l’existence d’attractions s’exerçant à distance entre des corps mobiles dans un espace invariablement euclidien, la nouvelle théorie de la relativité admet que chaque corps modifie autour de lui, par sa seule présence, les propriétés de l’espace et du temps, incurve l’espace-temps, et que le mouvement spontané des corps voisins se trouve altéré comme conséquence de cette déformation. Or, lorsqu’on se reporte aux œuvres de Newton, on le trouve beaucoup plus hésitant qu’on ne pourrait le penser d’après la lecture de ceux qui ont cru pouvoir donner un caractère définitif à sa doctrine. Il a représenté l’attraction à distance comme une hypothèse destinée à représenter les faits et dont il ne se dissimulait pas toutes les difficultés. Ce sont ses disciples qui, devant le succès de la tentative newtonienne, ont donné à celle-ci un aspect dogmatique dépassant la pensée de l’auteur et rendant plus difficile un retour en arrière. […]

Prenons encore l’exemple de la lumière. Dans les traités de physique, le premier caractère qu’on lui attribue est celui qui nous frappe le plus immédiatement : celui de la propagation en ligne droite. C’est cette propriété qui a suggéré l’ancienne théorie de l’émission, où la lumière est considérée comme composée de projectiles infiniment ténus lancés par la source et se propageant en ligne droite tant qu’aucun obstacle n’est rencontré. La découverte des phénomènes d’interférence et de diffraction où la lumière cesse de se propager en ligne droite pour contourner les obstacles nous a fait renoncer à cette conception. La théorie ondulatoire de la lumière explique les anomalies constatées précédemment. Cette théorie ondulatoire a, comme toujours, donné elle-même naissance à une mystique défendue avec âpreté, soit contre la théorie électromagnétique de la lumière, soit contre la nouvelle conception des quanta. Il semble bien aujourd’hui que la vérité n’est ni tout entière du côté de la théorie ondulatoire, ni tout entière du côté de celle de l’émission, que chacune des deux ne représente qu’une partie de la réalité et qu’il faut les unir en une synthèse nouvelle pour rendre compte de l’ensemble des faits. Cette fois encore il faudra procéder sur le rythme hégélien qui, devant le conflit entre la thèse et l’antithèse, s’efforce à une synthèse plus haute que chacune des deux conceptions opposées tout en les comprenant à la fois. Telles sont les constatations qui s’imposent lorsqu’on veut étudier ou enseigner les sciences. L’impression de flottement et d’imperfection qui pourrait en résulter n’est pas à craindre car elle est conforme à la nature des choses, et malgré tout, on doit constater la marche progressive et l’ampleur croissante de la synthèse. […]

La physique depuis vingt ans. L’esprit de l’enseignement scientifique. 1923.

[…] Dans tous les cas le but principal de l’enseignement doit être de donner la notion de l’effort vivant et continu que fait la science pour s’adapter aux réalités extérieures, pour constituer, à partir de principes ou d’hypothèses que l’esprit décrète en se laissant guider par l’induction expérimentale, l’édifice harmonieux de notre représentation : on fournit en même temps au futur technicien, au lieu du bagage encombrant des formules et des faits sans lien qui les unisse, un outil bien en main ; et, j’insiste là-dessus, facile à réparer ; quand il aura bien vu comment on le fabrique il saura lui-même l’entretenir à mesure des progrès scientifiques, habitué dès longtemps à cette idée que nous ne possédons pas de formule définitive.

Je ne crois pas que ce caractère d’évolution continuelle, inégalement rapide dans les divers domaines, doive faire exclure systématiquement de l’enseignement, aux dépens de son unité, ces constructions imposantes quoique au moins en partie provisoires, qui représentent le résultat le plus clair des conquêtes scientifiques. Les plus importantes sont la mécanique d’une part et la conception atomistique d’autre part qui toutes deux groupent un nombre immense de faits dans des domaines différents, la première plus superficielle et l’autre plus profonde. […] Elles peuvent toutes deux rendre de grands services pour la coordination des lois à condition d’enlever à leur exposition tout caractère dogmatique, de montrer comment elles reposent toutes deux sur une induction expérimentale d’extension limitée, comment elles vivent et se transforment, au lieu d’en faire des systèmes figés dans l’obscurité de la mort comme on le fait pour la mécanique ou de n’en montrer que des fragments épars comme des pièces anatomiques.

On éveillera ainsi la curiosité des élèves qui comprendront plus facilement la marche ultérieure des idées et seront mieux préparés à entretenir eux-mêmes l’outil dont je parlais plus haut : ils ne resteront pas désemparés lorsque les faits viendront en contradiction avec l’une des lois ou l’une des formules dont ils seront munis : un être vivant répare ses blessures.

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Paul Langevin (1872 – 1946)

Travaux sur le magnétisme, le mouvement brownien, la relativité restreinte, le sonar…

Président du Groupe français d’éducation nouvelle de 1936 à 1946, chargé en 1946 de la réforme de l’enseignement (plan Langevin-Wallon).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Langevin

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Albert Einstein, Paul Ehrenfest, Paul Langevin, Heike Kamerlingh Onnes et Pierre Weiss chez Kamerlingh Onnes à Leyde aux Pays-Bas.


Le plan Langevin – Wallon

Extraits

L’organisation actuelle de notre enseignement entretient dans notre société le préjugé antique d’une hiérarchie entre les tâches et les travailleurs. Le travail manuel, l’intelligence pratique sont encore trop souvent considérés comme de médiocre valeur. L’équité exige la reconnaissance de l’égale dignité de toutes les tâches sociales, de la haute valeur matérielle et morale des activités manuelles, de l’intelligence pratique, de la valeur technique. Ce reclassement des valeurs réelles est indispensable dans une société démocratique moderne dont le progrès et la vie même sont subordonnés à l’exacte utilisation des compétences.

[…]

La culture générale, représente ce qui rapproche et unit les hommes tandis que la profession représente trop souvent ce qui les sépare. Une culture générale solide doit donc servir de base à la spécialisation professionnelle et se poursuivre pendant l’apprentissage de telle sorte que la formation de l’homme ne soit pas limitée et entravée par celle du technicien. Dans un Etat démocratique, où tout travailleur est citoyen, il est indispensable que la spécialisation ne soit pas un obstacle à la compréhension de plus vastes problèmes et qu’une large et solide culture libère, l’homme des étroites limitations du technicien.
C’est pourquoi le rôle de l’école ne doit pas se borner à éveiller le goût de la culture pendant la période de la scolarité obligatoire, quelle qu’en soit la durée. L’organisation nouvelle de l’enseignement doit permettre le perfectionnement continu du citoyen et du travailleur. En tout lieu, des immenses agglomérations urbaines jusqu’aux plus petits hameaux, l’école doit être un centre de diffusion de la culture. Par une adaptation exacte aux conditions régionales et aux besoins locaux, elle doit permettre à tous le perfectionnement de la culture. Dépositaire de la pensée, de l’art, de la civilisation passée, elle doit les transmettre en même temps qu’elle est l’agent actif du progrès et de la modernisation. Elle doit être le point de rencontre, l’élément de cohésion qui assure la continuité du passé et de l’avenir.

[…]

Les programmes étant fixés pour chaque âge et selon chaque orientation des enfants, il appartiendra aux méthodes d’en ajuster l’exécution aux capacités de chacun. Les méthodes à utiliser sont les méthodes actives, c’est-à-dire celle qui s’efforcent d’en appeler pour chaque connaissance ou discipline aux initiatives des enfants eux-mêmes. Elles alterneront le travail individuel et le travail par équipes, l’un l’autre étant susceptibles de mettre en jeu les différentes aptitudes de l’enfant, tantôt en lui faisant affronter avec ses ressources propres les difficultés de l’étude, et tantôt en lui faisant choisir un rôle particulier et une responsabilité personnelle dans l’œuvre collective. Ainsi se révéleront ses capacités intellectuelles et sociales, et la place laissée à sa spontanéité fera de l’enseignement reçu un enseignement sur mesure.