Albert Jacquard « Science et philosophie pour quoi faire ? » 1990
Par définition il est bon de progresser. Mais quand il s’agit de la science, et de la technique, ne devons-nous pas remettre en cause, aujourd’hui, cette évidence ? Je songe au contraste entre deux phrases relativement célèbres.
La première est de Francis Bacon, à la fin du XVI ème siècle : « Le but de la science est de réaliser tout ce qui est possible. » Quel optimisme ! C’était au commencement de la grande aventure de la connaissance scientifique. On rêvait de comprendre enfin ce qui se passe dans le monde qui nous entoure, et ainsi d’en devenir les maîtres, et de faire « tout ce qui est possible ».
En écho, trois siècles et demi plus tard, il y a la phrase d’Albert Einstein, le soir d’Hiroshima : « Il y a tout de même des choses qu’il vaudrait mieux ne pas faire. » Or, depuis qu’Einstein a disparu, les « choses qu’il vaudrait mieux ne pas faire » se sont accumulées. Nos capacités d’action, et de destruction, se sont accrues dans des proportions gigantesques. […]
Notre terre est un monde tout petit, dont nous venons d’apercevoir les limites. On en fait le tour en une heure et demi dans un vaisseau spatial. […] Nous y sommes cinq milliards. Nous y serons bientôt dix milliards, et nous touchons aux bords. Nous sommes absolument obligés de raisonner en Terrien, et d’envisager une société qui sera nécessairement planétaire. Nous devons cesser de saccager notre monde minuscule pour des motifs les plus invraisemblablement stupides, si nous voulons que l’humanité ait une chance d’y vivre encore.
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Descartes. « Discours de la méthode » 1637
Mais sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, […] j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pêcher grandement contre la loi, qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, […] nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre, et de toutes les commodités qui s’y trouvent ; mais principalement aussi pour la conservation de la santé[…].